Le juif albinos (2000)

Extrait : Un vrai mariage juif

Il y a quelque temps, nous fûmes invités au mariage d’Eric D., le neveu de l’un de nos amis.

Il s’agit d’un garçon d’une trentaine d’années, très instruit, Bac + 9 ou 10, qui convolait en justes noces avec une adorable jeune Juive américaine.

Mon fils aîné connaît bien ce garçon pour l’avoir croisé dans le conseil d’administration d’une association d’information sur la paix au Proche-Orient : cette association montpelliéraine qui aurait pu, avec bonheur, être enfin un vrai forum multi-ethnique et multi-confessionnel, n’a fait que venir s’ajouter à la longue liste des associations locales spécifiquement juives.

Ma femme et moi, qui connaissons bien Eric, avons beaucoup de sympathie pour lui, pour ses vertus de gentillesse, pour son esprit que nous croyions moderne et pour sa vive intelligence.

Or, le jour de ce mariage, mon épouse ne pouvant venir, j’y allai avec mes trois fils.

L’ambiance me parut étrange lors de l’apéritif qui était servi dans les jardins d’un château connu de la région.

Une sensation bizarre et délétère m’envahit alors, un peu comme celle que j’avais ressentie avec Meïr C., le gourou fou qui avait ensorcelé ma petite sœur Francine.

Aussi décidai-je de me fier à mon flair ; ayant mon téléphone portable sur moi, je demandai à mes deux grands fils de dire que j’étais obligé de partir, suite à un pressant appel de mon épouse.

Et je m’en allai, laissant mes deux grands garçons.

Dès le lendemain, ils s’empressèrent de me narrer les événements de cette soirée qui leur avait paru complètement surréaliste.

Après le cocktail, l’époux et sa femme, juchés sur un podium, avaient fait à tour de rôle un long et ennuyeux discours dans lequel, se référant à de nombreux prophètes, sages et autres rabbins, il n’était question que d’orthodoxie du judaïsme.

Pour la commodité, leur speech était un texte préparé et écrit qu’ils lisaient d’un ton appliqué et monocorde.

Ensuite, il y eut le repas ; un petit orchestre était aussi présent.

Sur une piste de danse avaient été aménagés deux espaces séparés par une rangée d’arbustes en pot, formant une haie quasiment hermétique destinée à séparer les danseurs des deux sexes, l’espace réservé aux garçons étant évidemment plus important que celui réservé aux filles.

Les danseurs furent invités expressément à danser séparés par la haie d’arbustes. Les filles d’un côté, les garçons de l’autre, pas de mélange !

Les chansons et les danses se succédèrent, toutes juives, yiddish ou israéliennes.

Question ambiance, on était loin de celle des fameux mariages juifs séfarades où la joie de vivre et la fête battent en général leur plein.

Ici, c’était plutôt Semha, la joie sans joie des religieux !

Les invités, décontenancés par l’étrange scénario, n’osaient ni critiquer, ni rire, ni même bouger.

L’apogée de cette soirée inoubliable, selon mes fils, fut atteint au moment où l’oncle d’Eric, habitué à des fêtes plus joyeuses et grand amateur de danse, osa esquisser un pas de valse en dehors de la piste avec la mère de la mariée.

Mal lui en prit !

Les deux malheureux danseurs furent immédiatement montrés du doigt par la jeune épouse et promptement dénoncés par elle à son mari.

Le fait que sa mère soit l’une des composantes du couple de danseurs incriminé ne sembla nullement troubler la donzelle.

Cette tentative de danse mixte eut pour effet de déclencher le brutal courroux du marié qui, montant sur le podium, demanda à l’orchestre d’arrêter la musique.

S’emparant du micro, il gronda d’une voix sévère :

« Il est minuit et demi, et jusqu’ici, tout s’était bien passé. Je rappelle, à ceux qui ne s’en sont pas encore aperçus, qu’il s’agit d’un mariage cacher, que la Loi doit être respectée, et qu’il est interdit d’enfreindre la Loi. »

Un « mariage cacher » ? Je connaissais les mariages hassidiques, orthodoxes, ou tout simplement religieux, mais les « mariages cacher » … en l’an 2000, pardon, j’oubliais, 5760, c’était plus fort que tout !

Même Ba’al Shem Tov, plus connu sous l’acronyme de Becht, fondateur du hassidisme et qui vivait au 18ème siècle, encore pardon, en 5500, n’avait peut-être pas pensé à l’expression « mariage cacher » !

Cela étant, en ce qui concerne ce mariage, il ne faut pas tout prendre au premier degré ; il était en effet notoire que le jeune marié rêvait de faire carrière dans le journalisme juif ou dans toute autre activité spécifiquement juive en France.

Il est donc vraisemblable, qu’ayant invité un ou deux responsables importants d’associations juives et un ou deux rabbins, il ait voulu jouer, à leur intention, un petit numéro de « Juif plus juif que juif » de la manière la plus édifiante possible, afin d’être considéré comme un postulant exemplaire !

J’ai revu Eric D. il y a peu. Son visage, autrefois avenant et ouvert, semble s’être fermé ; il s’est empâté, et porte des vêtements disparates ainsi qu’une casquette à l’américaine pour cacher sa kippa. Son nouveau et important rôle de chomer chabbat explique sans doute son air… concentré.

Beaucoup de jeunes juifs, aujourd’hui, ne se disent pas simplement religieux, mais « chomer chabbat », ce qui veut dire « gardien du chabbat », expression qui fait quelque peu froid dans le dos.

En effet, si l’on se réfère à l’Exode (XXXI-13-17) :

« Vous observerez surtout mes chabbats ; car c’est un signe entre moi et vous suivant vos générations pour savoir que moi, l’Eternel, je vous sanctifie ; vous observerez donc le chabbat car c’est chose sainte pour vous ; qui le profanera sera mis à mort car quiconque fera en ce jour un travail, cette personne sera retranchée du milieu de ses parents ».