État de veille (2003)

Extrait : Une soirée bien remplie

Chemin faisant, Frédéric évoque encore le réalisateur du film que nous venons de voir, Mario Monicelli.
Il me parle aussi d’un autre film, « La Grande Guerre », toujours avec Gassman. J’évoque un film avec Alberto Sordi « Un bourgeois tout petit, petit ». L’histoire d’un père qui décide de venger lui-même la mort de son fils tué par des voyous. Un des premiers films du genre, mais bourré de ce comique tragique et dérisoire qui fait la beauté du cinéma italien.
Des scènes poignantes comme ces cercueils de mauvaise qualité, entreposés les uns sur les autres, en attente de sépulture, qui explosent sous l’effet des gaz des corps en décomposition.
Ou encore cette scène du début du film dans laquelle le père, pour essayer de pistonner son fils, va solliciter un fonctionnaire qui vient de peigner ses cheveux gras au-dessus de son bureau.
Quand son visiteur entre, il nettoie les pellicules qui parsèment son bureau de la paume de sa main droite, paume qu’il tend ensuite à Alberto Sordi pour une poignée de main peu ragoûtante...
Frédéric est ravi.
- Jacques, je ne savais pas que vous aviez une telle connaissance de l’esprit du cinéma italien. Cette critique à la fois cruelle et tendre des travers quotidiens des hommes passe par un humour grinçant, parfois dévastateur.
Jacqueline insiste pour que nous allions ensemble récupérer leur véhicule garé dans un parking souterrain. Elle nous propose de nous raccompagner ensuite à notre voiture garée non loin de la boutique. Je pense que notre présence la rassurera dans ces bunkers parfois déserts dans lesquels on pourrait faire d'indésirables rencontres.
Tout en cheminant, Frédéric et moi évoquons encore Fellini, Pasolini, Vittorio de Sica.
Frédéric est tout aussi ravi de ma culture que Bernadette en est surprise.
J’ajoute au panorama que nous venons de parcourir Sergio Léone. Curieusement, Frédéric aime aussi ses fameux westerns malencontreusement qualifiés de « westerns- spaghetti » par des cuistres, les mêmes qui encensent actuellement ces films puisqu’ils sont officiellement devenus films-culte. Je dis à Frédéric que j’apprécie le côté historique de ces films, notamment sur le plan des armes pour lesquelles l’exactitude est préservée.
- Vous vous y connaissez en armes ? M’interroge Frédéric.
- Jacques sait à peine se servir d’un fusil de chasse, se croit forcée d’intervenir Bernadette.
Les Dartoux, arrivés plus tôt dans l’après-midi, à l’heure où le parking était plein, n’ont trouvé de place qu’au quatrième sous-sol. Les entrailles de la terre.
L’endroit est silencieux, sinistre à souhait et nos pas résonnent avec sonorité sur le ciment.
Il y a juste trois voitures, la Mercédès 300 des Dartoux, une vieille Renault et une BMW d’un modèle ancien, équipée de grosses roues et d’où s’échappe une musique de rap. Une des vitres fermées s’ouvre à notre passage, et une voix grasse à l’accent des banlieues nous apostrophe.
- Putain, les mecs, vous avez vu les rupins ? Non, mais c’est friqué tout ça, Mercédès et costard. Et les nanas, baisables, les mecs, baisables, même la vieille !
J’ai l’impression qu’ils sont plusieurs dans la voiture, trois, quatre peut-être ? Le conducteur, leur chef de file apparemment, reprend, en commençant à ouvrir sa portière.
- T’as vu s’ils sont fiers les mecs ! Pourraient nous dire bonjour au moins, merde !
Pour arranger le tout, Frédéric qui semble pris d’un début de tremblote, n’arrive pas à trouver les clés de sa voiture dans sa poche. Il essaie de faire contre mauvaise figure bon cœur, affichant un air digne et raide. Et désapprobateur.
Le conducteur de la BMW descend. C’est celui qui a parlé, un grand type avec des cheveux d’un blond décoloré coupés très courts, un jean large serré par une grosse ceinture avec une croix gammée en guise de boucle et un blouson de toile matelassé.
Frédéric a enfin réussi à ouvrir la voiture. Jacqueline s’y est engouffrée, verrouillant derrière elle. Bernadette est montée à l’arrière, me regardant comme pour me demander ce que je fais encore dehors.
Avant que Frédéric n’ait eu le temps de s’installer au volant, le blond l’agrippe par la manche.
- Dis ! Monsieur le chicos, t’es un bouffon ou quoi ? Tu ne veux pas me dire bonjour ou quoi ?
- Je n’ai pas à vous dire bonjour, jeune homme, réplique Frédéric, je ne vous connais pas et je n’ai nulle envie de faire votre connaissance.
Le con ! Oh le con ! Non, mais quelle idée d’employer un ton pareil avec ce genre de zigoto. je sens que le temps va se couvrir. Curieusement, je n’ai pas peur.
Je me sens détaché, comme assistant à une sorte de spectacle. Les trois autres portières de la voiture s’ouvrent. Ils sont bien quatre en tout.
Même style vestimentaire que le chef, deux d’entre eux sont des arabes, minces et d’allure athlétique, tandis que le dernier, une sorte de gros lard au visage vicieux, abrite au fond de ses orbites deux petits yeux méchants.
Ils sont tous les quatre chaussés de rangers en toile.
Je ne peux m’empêcher de trouver leur association intéressante.
Une paire de néo-nazis « travaillant » en toute fraternité avec une paire d’arabes, voilà qui ferait taire les méchantes langues alarmistes qui crient sans cesse au racisme.
Le gros a sorti un coup de poing américain à longues pointes et les deux arabes, plus classiques ou par tradition, exhibent chacun un couteau. L’un d’entre eux s’adosse à un pilier et s’affaire à se curer les ongles avec sa lame.
Le grand blond, qui n’a pas lâché Frédéric, le plaque contre le mur. Frédéric est à présent pétrifié. L’autre lui intime. - Ton fric, vite, bouffon !
Comme Frédéric, paralysé, met du temps à obtempérer, le blond lui subtilise son portefeuille dans la poche intérieure de sa veste. Il l’ouvre et en sort trois billets de dix euros, laissant tomber à terre les nombreuses cartes de crédit.
Pendant ce temps, l’un des arabes s’est approché de la voiture.
- Dis t’a vu la meuf ? Eh zob ! C’est un super coup ! Je vais me la niquer, mon frère ! Putain, tu vas voir, je vais lui défoncer la chatte à cette salope !
- Mourad, attends, l’interrompt fermement le blond, le travail passe d’abord, la rigolade après, O.K. ?
Et se retournant vers Frédéric.
- Putain, mec, c’est tout ce que tu as sur toi, à peine trente euros ? Tu te fous de nous ? Belle caisse, beau costard et belles gonzesses et pas un flèche en poche ? Je vais t’arranger la gueule pour t’apprendre, moi !
Il sort vivement de sa poche un poing américain, prenant son élan pour fracasser le visage de Frédéric.
J’entends alors une voix qui retentit fortement à l’intérieur de la caisse de résonance que forme ce cercueil de béton.
- Dis mon frère, calmos, arrête ! C’est moi qui ai le blé, beaucoup de blé, tiens regarde !
Ce n’est pas sans une légère surprise que je me rends compte que c’est moi qui ai parlé.
Je sors l’enveloppe d’argent liquide de ma poche, je l’ouvre et je laisse tomber quelques billets en reculant, m’éloignant de la voiture. Le blond a interrompu son geste et s’avance vers moi, récupérant au passage les clés de la voiture de Frédéric qu’il glisse dans sa poche.
Les trois autres en font autant, y compris celui qui semblait fort occupé dans son travail de manucure.
Je continue à semer la manne, sous le regard hypnotisé des trois lascars. Ils ne peuvent s’empêcher de se baisser pour les ramasser, pendant que je jette le gros de la liasse aux pieds du blond.
Lui aussi s’accroupit pour s’en emparer. Il est juste à portée de pied. A point nommé pour encaisser sur le côté gauche du visage un bon coup de pied latéral.
Si j’ai bien calculé et au son de l’impact, c’est une partie du maxillaire supérieur et du nez que je viens de remodeler, avec, au passage, une plastie de l’os malaire et des sinus.
Deux rapides pas glissés m’amènent sur ma gauche auprès de Mourad, le jeune arabe qui rêvait tant de brûlantes étreintes tout à l’heure.
Tout a été si vite qu’il en est resté sidéré, tentant péniblement de se mettre en action et, comme dans un film au ralenti, d’armer le bras qui tient le couteau. Il encaisse deux coups rapides : un coup de poing direct au plexus solaire et un autre sur la pomme d’Adam. J’entends craquer le cartilage de sa trachée artère. Pendant qu’il s’écroule, je rajoute un coup de pied direct en pleine face. Juste pour le plaisir de voir son nez exploser.
Il a son compte. Pour un bon moment
Le gros et le manucure s’approchent de moi, chacun d’un côté. Je me marre.
- Alors, messieurs, c’est qui les bouffons maintenant ? Vous ne croyez pas que vous avez eu les yeux plus gros que le ventre ? Que vous agressez au-dessus de vos… petits moyens ? Ne seriez-vous pas des maillons faibles ?
- Je vais te crever salope ! Hurle le gros d’une voix criarde, je vais te défoncer la tronche ! Allez Abdel ! On se le fait. On fonce en même temps, O.K. ?
Le dénommé Abdel n’a pas l’air vraiment convaincu.
Le mouvement tournant que nous avons amorcé me fait passer tout près du blond qui, bien qu’à terre et dans un piteux état, tente de m’agripper les jambes.
Je le mets en vacances en lui percutant l’arrière du crâne d’un coup de pied marteau. Je crains d’avoir un peu forcé la dose. J’espère qu’il s’en tirera, mais au bruit de craquement émis par le choc sur sa nuque, j’ai des doutes.
Le gros, quant à lui, continue ses incantations imprécatoires, comme pour se donner du courage.
- Je vais te les écraser et te les faire bouffer, connard !
Allons bon, encore un qui me traite de connard. J’y ai souvent droit, un véritable abonnement. Je vais finir par croire que j’ai vraiment la tête de l’emploi. Cela étant, il me semblerait inconvenant de ne pas lui faire une contre-proposition.
- Promesse pour promesse, mon gros, si tu t’approches, je te casse le bras, d’accord ?
Prenant de vitesse son copain Abdel qui arrive par le côté droit, il fonce sur moi et frappe de toutes ses forces.
Comme je n’ai pas bougé, il a mis dans son coup tout son poids et son élan. Du coup, Abdel s’est arrêté.
A la dernière fraction de seconde, je fais un petit pas de côté, attrapant délicatement le poignet du gros de ma main droite, pendant que ma main gauche prend son épaule.
Il ne me reste plus qu’à l’accompagner au sol dans son mouvement de déséquilibre avant et de faire deux pas glissés, sans le lâcher.
Il se retrouve allongé par terre, son poignet se trouvant calé sur ma chaussure droite. Je m’abats alors de tout mon poids, mon genou gauche percutant avec force l’articulation de son coude qui craque avec un délicieux bruit de branche morte que l’on brise.
Je me redresse pour me trouver face au dénommé Abdel qui semble supputer ses chances. Je lui adresse un doux sourire.
- Abdel, mon grand, tu ne crois pas que tu devrais rentrer chez toi ? Ta mère s’inquiète sûrement. Allez, yèh ouldi, sois gentil, rentre te coucher pendant que tu es encore entier. Je te laisse trois secondes, une, deux…
J’ai vraisemblablement été convainquant car Abdel fait mine de s’en aller. Je l’interpelle.
- Esmàh, Abdel, remets d’abord à terre tous les billets que tu as ramassés. Tous les billets, femt ?
Il s’exécute sans dire un mot, ne me quittant pas du regard, l’air totalement dépassé par ce qu’il vient de vivre.
Le gros se traîne par terre et finit par arriver à s’asseoir. Son bras droit pendouille lamentablement au bout de son épaule.
Pendant ce temps, Abdel, qui a fini de tout restituer, s’en va en courant après m’en avoir demandé du regard la permission. Le gros l’engueule.
- Sale lâcheur, Abdel ! Reviens, bougnoul de merde ! Je niquerai ta mère ! Espèce d’enculé !
Décidément, l’énorme a du verbe à revendre et le naturel qui revient au galop. Je vais finir par penser qu’il est, au fond, animé de mauvaises intentions à caractère raciste. Ce qui n’est pas bien.
Je ramasse le coup de poing américain à pointes qu’il a laissé tomber. Une belle arme. Lourde, avec des pointes aiguisées d’au moins trois centimètres.
Je m’adresse au bonhomme d’une voix que j’espère aimable.
- Dis, connard, ça ne t’ennuie pas que je t’appelle connard ? C’est juste pour mon plaisir personnel. Mais bon, tu ne peux pas comprendre. Je me disais qu’il a l’air vraiment chouette ton poing américain. Tu l’as déjà essayé ? Je veux dire essayé sur toi ? Non ? C’est dommage de ne pas en avoir profité. C’est une lacune qu’il faut combler à mon sens !
Il me regarde sans comprendre.
Je laisse le temps à l’information de parvenir à ce qui lui sert de matière grise, pendant que j’assure solidement son arme dans ma main droite.
Prenant mon élan, je le frappe dans le gras de l’épaule gauche. Il pousse un énorme beuglement. Je dégage tout doucement mes doigts, lui laissant son aimable gadget solidement planté dans le deltoïde.
La douleur commençant à s’estomper, il regarde d’un air incrédule l’objet qui lui décore l’épaule dont le sang commence à sourdre.
- C’est vrai qu’il est sympa ton truc, finalement. Je sais, tu ne peux même pas te l’enlever à cause de ton coude droit cassé. C’est con, ça !
Je ramasse tranquillement tous les billets restés à terre, fouille l’arabe qui semble avoir du mal à respirer et le blond qui lui, a vraiment l’air mal parti. Je récupère les clés de la voiture de Frédéric au passage, dans l’une de ses poches. Je m’adresse de nouveau au gros, le seul encore conscient.
- Bon il faut que je te laisse maintenant, mon gros. C’est pas que je m’ennuie, mais il se fait tard et on doit y aller. J’espère que tes potes et toi, vous vous en sortirez. C’est vrai que ce serait dommage de priver la société de gens comme vous. J’espère aussi que tu ne m’en voudras pas d’avoir été forcé de… me défendre. Mais tu me comprends, n’est-ce pas ? Allez, a tchao, bonsoir !
Le gros me lance un regard furibard, plein de haine, mais cette fois dûment vacciné, il reste coi, se gardant bien d’en rajouter.
Retournant vers la Mercédès en sifflotant, je me rends compte que mes trois compagnons sont complètement pétrifiés. Pas seulement par l’agression, mais par moi. Par mon attitude.
Frédéric est resté collé au mur. Je ramasse son portefeuille et ses cartes de crédit que je fourre en vrac dans sa poche.
Puis je l’installe doucement à l’arrière de la voiture avec Bernadette. Je prends le volant et roule tranquillement jusqu’à l’entrée déserte du parking.
Comme nous avions payé à la caisse automatique du premier, je n’ai qu’à glisser le ticket dans l’appareil pour qu’il nous ouvre la barrière de sortie. Jacqueline rompt la première le silence.
- Jacques, je ne sais pas comment vous avez pu faire tout ça, mais je suis très contente. D’ailleurs, vous auriez dû tous les tuer, ces salauds !
Frédéric semble avoir recouvré ses sens… mais sans doute pas encore tout son bon sens. Il me dit, d’une voix encore chevrotante de frayeur ravalée.
- Jacques, ne croyez-vous pas qu’il faudrait aller à la police pour tout leur expliquer ?
- Frédéric, mon bon Frédéric, vous voudriez que l’on passe des heures dans un commissariat à tenter d’expliquer une histoire aussi compliquée ? Et puis, vous avez entendu votre femme ? Elle, au moins ne fait pas montre d’angélisme. Sans compter que je ne suis pas sûr que les souhaits qu’elle vient d’exprimer ne se réalisent pas. Tout au moins en ce qui concerne le blond. Celui qui voulait vous écraser le visage avec son coup-de-poing américain, vous vous souvenez ? Je crains d’y avoir été un peu trop fort. Quand à l’autre, avec sa pomme d’Adam et son nez écrabouillés, il lui faudra sans doute une bonne trachéotomie, sinon il risque l’étouffement. Mais bon, comme on dit, alea jacta est, c’était leur karma n’est-ce pas ? Et puis, si jamais un de ces charmants garçons portait plainte pour abus de légitime défense, et que l’on puisse nous identifier, ce qui fait beaucoup de « si », et bien, nous aviserons.
- Il a raison, Frédéric, intervient Jacqueline d’une voix rageuse, et tu devrais arrêter de nous faire chier avec tes réflexes de petit bourgeois à la con ! Jacques nous a sauvé la vie et je ne vois pas pourquoi on s’emmerderait à aller voir des flics débiles qui ne pourraient que lui faire des ennuis, surtout s’il y a un de ces voyous qui meurt !
Je regarde Madame Jacqueline Dartoux d’un nouvel œil. Tabernacle ! Comme aurait juré l’un de mes amis bisontins, la donzelle a du répondant. Je subodore qu’elle ne doit pas être issue du même milieu que celui de son mari. Son langage tient plus de la rue du faubourg Saint-Denis que de l’avenue Foch. Sacrée Jacqueline ! En tous cas, j’aime ça !
Frédéric s’est ressaisi, douché par la triviale, mais ô combien réaliste, tirade de sa tendre épouse. Je me gare devant mon Alfa.
- Vous arriverez à conduire, Frédéric ?
- C’est moi qui vais conduire, décide Jacqueline, péremptoire. Jacques, en tous cas, encore un grand merci. Et vous pouvez compter entièrement sur notre discrétion et notre silence. On vous le doit bien, tout de même !