Extrait : Un bluff qui tourne bien
Adrien était comme moi un joueur de poker et notre appartement fut le siège de
nombreuses parties nocturnes.
Je me souviens de l’une d’entre elles où j’étais perdant à l’orée du dernier coup de la
partie. Chacun attendant son heure et la fébrilité aidant, le « pot » au milieu augmentait au
fil des « passe général » successifs, ce dernier coup promettant d’être sanglant. Je me dis
qu’il y avait avec la masse de jetons à présent mise sur la table de quoi me remettre à flot, « à
jeu » comme l’on disait. Adrien ayant ouvert, je le relançai d’importance, espérant que tous
passeraient. Ce fut le cas, sauf pour Adrien qui tint la relance, pourtant forte. Il me regarda
d’ailleurs d’un drôle d’air, comme pour me dire qu’il m’avait vu venir et n’étais pas dupe. Il
prit ostensiblement deux cartes, me montrant clairement qu’il avait un brelan qu’il n’essaya
même pas de « masquer » comme on le fait parfois en ne prenant qu’une carte.
Lorsque vint mon tour de demander ou non des cartes, je me dis que me déclarer servi ne
marcherait pas. Il ne me restait qu’à tenter de lui faire croire que j’avais moi aussi un brelan
en prenant deux cartes.
J’avais un jeu complètement nul, aucune paire, ni quatre cartes qui se suivaient ou de la
même couleur, seulement cinq cartes disparates dont le seul honneur était un valet. Tout à ma
réflexion, je ne fis même pas attention aux cartes que je jetai, gardant les trois plus hautes.
À la sortie, Adrien dit fermement « Je vois le coup » en posant ses cartes et en croisant ses
mains sur la table, ce qui était là encore une façon de dire que la comédie avait assez duré et
qu’il ne se laisserait pas faire, prêt à suivre une autre éventuelle relance. En fait, devant son
évidente détermination, j’avais décidé de laisser tomber, mais en ouvrant mon jeu, je constatai
avec stupéfaction que j’avais cinq piques, un flush ! Je ne m’étais même pas rendu compte
que les trois cartes que j’avais conservées étaient de la même couleur ! Je devais vraiment être
dans le cirage et c’était mon subconscient qui avait agi à ma place en tentant le possible de
l’impossible, une couleur à deux cartes !
Bien entendu, je dis « tapis », mettant au pot la totalité de mes jetons et, comme prévu,
Adrien me suivit sans hésiter. Quand je lui annonçai la couleur, ce qui était le cas, il fut
stupéfié : comment avais-je pu le relancer avec rien et me retrouver avec un flush ? De plus
un flush tiré à deux cartes ! Il y avait forcément triche ! Fou de rage, il se jeta sur moi et
nous roulâmes à terre en nous empoignant, avant que les autres joueurs n’interviennent et ne
réussissent à le calmer.
Même quand les choses furent rentrées dans l’ordre et les esprits rassérénés, Adrien, s’il
admit que seul le hasard avait bien fait les choses pour moi, ne voulut jamais admettre que
j’avais pu avoir autant de chance et ce, juste dans ce crucial dernier coup de partie.