L'éclate-vie (2010)

Extrait : Le "coup" d'Agadir

Au début des années soixante-dix, avec trois autres de mes amis, des Tunes, des juifs tunisiens, dont Riri Lombraso, Claude Touissa et son cousin Gaby Sfaz, nous nous rendîmes au Club Med d’Agadir au Maroc.
Après avoir été classiquement accueillis par la fanfare et la chanson phare de ce club « Agadir, c’est du champagne… », nous avons fait volontairement, dans la salle qui jouxtait le restaurant, une entrée remarquable et remarquée, plaisantant, riant, fanfaronnant, attrapant au passage toutes les jolies filles qui passaient ; au point que nous avons dû demander au chef de village, qui nous avait tout de suite pris en sympathie pour l’ambiance que nous venions de mettre, de nous organiser pour déjeuner, une table de seize, au lieu des habituelles tables de huit. Pour nous quatre et aussi pour les… douze filles que nous avions très rapidement gagnées à notre cause.
Nous eûmes même, par la suite, au grand dam de tous les autres, le privilège de connaître à l’avance – et très discrètement, bien sûr – la bonne réponse au jeu du déjeuner qui permettait de gagner tous les jours un magnum de champagne que nous dégustions le soir avec l’équipe du club. Pratique qui dut être interrompue assez tôt, malheureusement, en raison des questions que certains esprits chagrins commencèrent à se poser sur notre étonnante et si réactive érudition.
Dans l’euphorie de cette entrée en matière au cours de laquelle nous avions hérité d’une vraie volière de jolies filles, j’avais commencé à en entreprendre une. Une belle Parisienne d’allure assez hautaine qui me dit s’appeler Patricia. Elle me parut s’intéresser à moi, alors que mon pifomètre ne cessait de me hurler du fond de mon for intérieur qu’il me fallait laisser tomber, qu’elle ne ressentait en fait aucune attirance pour moi. Il est vrai que dans ces cas-là, nous les hommes, avons l’outrecuidance ou la naïveté de nous dire sait-on jamais ?
La jeune femme me demanda avec ingénuité de lui rendre un service, oh juste un petit service, me dit-elle, insinuant qu’ensuite elle serait entièrement disponible. Disponible pour moi, en conclus-je. Il suffisait que je dise à l’un de ses prétendants, qui lui faisait une cour par trop envahissante, que j’étais son fiancé qui venait d’arriver de Paris et que par conséquent elle serait dorénavant prise. Rien de plus.
Elle me montra du doigt l’homme en question qui se trouvait au bar. Bien sûr, j’aurais dû non seulement me méfier, mais surtout me renseigner d’abord. J’aurais ainsi remarqué qu’il était en costume sombre, alors que tous les vacanciers étaient en tenue d’été. Qu’il était grand, mince et basané. Qu’il n’était pas forcément seul puisqu’il y avait non loin de lui deux autres hommes tout aussi orientaux d’aspect et portant le même costume sombre.
Mais non, j’agis comme un jeune chien fou, sans réfléchir plus avant, j’abordai cet homme qui m’accueillit très poliment et je lui balançai à toute vitesse ma salade pour m’en débarrasser, comme lorsque l’on avale un verre d’alcool sans respirer. Je notai tout de même au cours de ma tirade qu’il avait un nez aquilin surmonté de deux yeux noirs très rapprochés qui me percèrent comme des vrilles. L’un des hommes qui l’accompagnaient s’approcha de moi d’un air peu amène. D’un geste autoritaire, mon interlocuteur lui fit signe de ne pas bouger. Il me remercia encore plus poliment de l’avoir informé et me proposa, en toute amitié, de m’offrir un verre que, deuxième erreur, je refusai.
Puis je m’en allai tout guilleret croyant pouvoir réclamer ma récompense auprès de Patricia, ma récente conquête. Quand je la retrouvai, ma fameuse « fiancée » prétexta nombre d’occupations qui requerraient toute son attention, promettant de me recontacter ultérieurement, comme l’on dit dans le monde des affaires. Puis, elle me tourna définitivement le dos. Je venais de me faire piéger comme le plus bleu des caves. Et d’une manière plus grave encore que je croyais quand le chef de village vint me voir peu après, l’air affolé :
— Qu’est-ce que tu as dit au gouverneur militaire d’Agadir ? Il n’avait pas l’air très content après ton départ ! Ses hommes et lui ont eu une conversation très animée en arabe et pour le peu que j’ai compris, il m’a semblé qu’ils parlaient de toi. Le gouverneur militaire d’Agadir ! Mauvaise pioche pour moi ! Je racontai au chef de village ce qui s’était passé et ce que j’avais dit à ce fameux gouverneur. Il en fut effaré et se mit à sautiller comme une puce :
─ Tu es complètement malade ! Bon, allez, on n’a pas le choix, il faut qu’on te fasse évacuer d’urgence sur Paris !
─ M’évacuer ? Pourquoi, c’est si grave que ça ?
─ Tu rigoles ! Ou tu es inconscient ? Ce type est très important ici. Il pourrait te faire disparaître comme ça, d’un claquement de doigts. Putain, tu ne te rends pas compte, tu l’as humilié, merde ! Chez lui ! Et devant ses hommes !
Je lui demandai s’il était client du club.
─ Pas du tout, mais il est ici comme chez lui, il vient presque tous les jours. Pour draguer. Ensuite, ils reviennent chercher les filles en limousine pour aller passer la soirée ailleurs.
─ Mais enfin, insistai-je, nous sommes censés être en territoire français, privé, protégé, non ?
Il éclata de rire.
─ Non, mais tu t’imagines que s’il t’arrive des merdes, la France va dépêcher des canonnières, comme lors du fameux coup d’Agadir ? Tu rêves !
Je lui dis néanmoins que je n’étais pas très chaud pour me faire rapatrier et que je décidai de rester. Le chef du village finit par se calmer et me recommanda la plus grande prudence, notamment de ne jamais rester seul, mais il était très inquiet. Le cours de la vie reprit ses droits et je passai d’excellentes vacances, si l’on excepte le fait que lorsque je croisai le gouverneur militaire, son regard toujours aussi noir était dépourvu de la moindre aménité à mon égard. Ce qui ravivait le sentiment d’inquiétude dont je n’avais en réalité pas réussi à me départir.

J’avais repéré une jolie femme qui semblait avoir bien plus de quarante ans, mais était encore bien appétissante. Je l’abordai et nous avons sympathisé, mais sans plus, me sembla- t-il. En fin de soirée, après le spectacle et le bar de nuit, alors qu’il se faisait tard, elle me fit cette surprenante déclaration :
─ Écoute, d’habitude, quand je viens au club, c’est exclusivement pour draguer des jeunes de vingt ans, grands et bruns. Je n’en ai pas trouvé aujourd’hui, alors je veux bien passer cette nuit avec toi, mais seulement cette nuit, OK ?
Marché conclu. Dans les bungalows, nous étions en général deux, ce qui limitait les moments d’intimité. Mais en vieux routard du club, j’avais mis au point une astuce qui fonctionna encore très bien à Agadir. Je contactai dès mon arrivée le chef du service de ménage et je lui demandai, moyennant rétribution, de me laisser tous les jours dans mon bungalow, sur le bureau, un petit papier avec le numéro d’un ou deux bungalows qui seraient vides le soir. Cette astuce me permettait de plus de dormir tous les jours suivants ailleurs que chez moi, ce qui pouvait se révéler utile au cas où le gouverneur aurait nourri je ne sais quelle idée de malversation nocturne à mon encontre.
La jeune femme fut épatée de voir que je disposai d’une résidence secondaire au sein du club. Quand elle se déshabilla spontanément, je remarquai et appréciai sa poitrine ferme. Elle se campa alors devant moi, assise en tailleur sur le lit et me demanda de bien regarder ses seins. Ce que je fis avec plaisir, sans pour autant comprendre le but de sa question.
— Tu ne trouves pas qu’il y en a un légèrement plus bas que l’autre ? finit-elle par me dire.
— Oui, euh non, je veux dire peut-être… Pourquoi ?
— Tu vas comprendre, ils ont été faits par deux chirurgiens plasticiens différents, c’est pour ça.

Le soir, près de la plage, se trouvait un bar de nuit et devant, de temps à autre, était organisée une sorte de grillade partie autour d’un grand feu de bois en plein air, tous les participants étant assis en cercle à même le sol, comme une tribu d’Indiens d’Amérique. Je m’y rendis au cours de l’une des nuits suivantes et je constatai que de l’autre côté du feu, assis lui aussi par terre de manière prosaïque et, cette fois, en tenue légère de vacancier, se trouvait le gouverneur militaire d’Agadir. Je ne vis pas ses hommes, mais ils ne devaient sans doute pas être loin. Quant à lui, je vis qu’il avait remarqué ma présence, mais son regard ne s’attarda pas sur moi. Je compris vite pourquoi. Près de lui se tenait un couple de Belges. La femme, une blonde exubérante, s’appuyait de temps à autre sur l’épaule du gouverneur et éclatait d’un rire gras à chaque fois que ce dernier lui susurrait des mots à l’oreille, vraisemblablement quelque plaisanterie salace. Pendant ce temps, le mari, qui avait éclusé bière sur bière, dodelinait déjà de la tête, les yeux dans le vague.
La femme se leva et se dirigea vers l’arrière du bar, un endroit obscur où se trouvait l’entrée des toilettes. Une minute après, le gouverneur suivit le même chemin. Ils restèrent absents tous deux pendant plus d’une dizaine de minutes. La femme revint en premier, les cheveux en bataille, le chemisier grand ouvert, les seins presque à l’air. Le gouverneur arriva juste derrière, son visage affichant un air de satisfaction. Il regagna le cercle d’une démarche nonchalante tout en refermant sa braguette dans un geste volontairement ostentatoire.
Étant un Oriental moi aussi, je compris que son geste n’avait qu’un but : montrer de manière claire qu’il était un homme, un vrai de vrai, qui venait de posséder à la hussarde la femme d’un autre, le faisant cocu quasiment en sa présence ; et ce, au su et au vu de tous et, plus particulièrement, de ses gardes du corps et de… moi ! De cette manière, il avait recouvré son honneur de mâle que j’avais quelque peu écorné.
D’ailleurs, dès cet instant, comme s’il venait d’accomplir un rituel cathartique, son attitude envers moi se modifia complètement. Il m’interpella jovialement et m’invita à venir m’asseoir auprès de lui ce que, cette fois, je ne fis pas l’erreur de refuser. J’acceptai même avec un enthousiasme de bon aloi les verres qu’il m’offrit, je lui en offris d’autres et, jusqu’au bout de la nuit, nous avons dégusté cordialement brochettes et merguez tout en vidant de nombreux godets à notre santé. Comme de vieux copains, l’alcool aidant, allant jusqu’à échanger bourrades viriles dans le dos et bruyants éclats de rire complices.

Ainsi, je pus déclarer dès le lendemain matin au chef de village de ne plus s’inquiéter pour cette affaire. L’incident était clos.`