Le juif albinos (2000)

Extrait : Un Tunisien-Français

La Tunisie étant un protectorat et non une possession française à l’instar de l’Algérie, les Juifs y possédaient toutes sortes de nationalités, française, tunisienne, italienne, maltaise, etc…
Mon père, né en Tunisie, était de nationalité tunisienne, étant un Tunsî, ma mère, d’origine livournaise, étant une vraie Grâna avait la nationalité italienne.
Je naquis automatiquement de nationalité tunisienne, le droit m’étant réservé à ma majorité de pouvoir choisir entre les nationalités tunisienne, italienne ou française.
Dans les années 60, mon père, me fit faire le voyage de Tunis à Marseille, dans le cadre de son travail, sur un cargo-citerne spécialisé dans le transport des vins, un « pinardier », le « Djerba ».
Notre arrivée à Marseille fut retardée par le mauvais temps. Pour parfaire le tableau, nous nous retrouvâmes relégués en rade pendant près de vingt-quatre heures, faute de place dans le port de commerce.
Aussi, quand le navire fut enfin amarré, j’en descendis rapidement et sortis si vite du port que j’en oubliai toute formalité douanière ou policière.
Mais au retour, il me fallait sur mon passeport tunisien l’indispensable visa d’entrée en France.
Je me rendis donc à la police du port et fus reçu par un brave policier, ventru et à l’accent de Marseille, véritable sosie d’Henri Genès, à qui j’expliquai ma petite affaire. A la vue de mon passeport, il ne put cacher son étonnement, et le dialogue qui s’ensuivit fut surréaliste :
« Comment se fait-il que vous ayez un passeport tunisien ? »
« Sans doute parce que je suis tunisien », lui répondis-je.
« Oui, mais vous n’êtes visiblement pas arabe ? »
« Non, effectivement, je ne suis pas arabe. »
« Donc, vous êtes français ! »
« Non, je suis tunisien. »
Il posa alors son képi à l’envers sur son bureau, une simple table en Formica, et gratta longuement son crâne dégarni et suant.
Pendant ce temps, sans doute attirée par l’odeur, une nuée de mouches s’engouffra avec ravissement à l’intérieur de son couvre-chef.
Indifférent au vif intérêt manifesté par les diptères pour son képi, le policier réfléchissait. Après mûre, longue et douloureuse réflexion, il eut une illumination qui éclaira son rude visage d’un air de soulagement.
Il me déclara, tout heureux de sa trouvaille :
« Alors, vous êtes un Tunisien-Français ! »
Ne voulant en aucun cas décevoir le fruit d’une cogitation aussi méritante, et désirant surtout repartir avec le visa sur mon passeport, je lui dis avec un sourire que j’espérais admiratif :
« Ben oui ! »
Satisfait, il se renversa sur sa chaise et remit d’un geste auguste son képi sur sa tête, emprisonnant, lors de cet exercice, quelques malheureuses mouches surprises sans doute par la rapidité de la manœuvre, considérée dans toute bonne littérature comme déroutante chez un… homme de sa corpulence.

Ensuite, après avoir dûment estampillé mon passeport, il me broya vigoureusement les phalanges d’une main moite mais chaleureuse, en me souhaitant, avec une jovialité communicative, un bon voyage de retour.