L'éclate-vie (2010)

Extrait : Le croupier de la Goulette

Au casino de Besançon, il y avait une salle où se tenait la boule, avec, comme d’habitude, neuf numéros et le zéro, mais avec une seule rangée de trous, alors que par la suite, il y eut deux rangées de trous avec les numéros en quinconce, sans doute en raison des événements que je vais évoquer et qui durent se produire un peu trop souvent ici ou là. Je sympathisai vite avec un croupier brun de peau et à l’air familier, dont j’appris rapidement qu’il était juif et tunisien, de la Goulette exactement.
Une coïncidence fort opportune, comme le prouva la suite. Lors de l’une de mes premières parties, je me trouvai près de ce croupier lorsqu’il lança la boule. Je l’entendis assez distinctement prononcer, bien qu’il le soufflât très bas, le mot « Khamsa », qui veut dire cinq en arabe. Comme je lui demandai de répéter, il me répondit en prenant l’air étonné, mais d’un ton trop finaud pour être sincère qu’il n’avait rien dit. Les tunes sont censés avoir l’esprit rapide. Donc, je m’empressai de miser sur le cinq avant qu’il ne déclare : « Les jeux sont faits, rien ne va plus ». Et le cinq sortit.
Ce fut le début d’une période faste pour moi. Pour les croupiers aussi, puisqu’ils font caisse commune pour les pourboires. En effet, je misais bien entendu avant l’envoi de la boule, sur deux numéros rapprochés pour limiter les risques d’erreur et, lorsque je gagnai, par exemple quatre-vingt-dix francs après avoir misé deux fois dix francs, au lieu de donner, comme tout le monde en pareil cas, deux ou trois francs aux croupiers, je donnais vingt francs, une générosité qui n’était pas sans surprendre les autres joueurs présents. Il me restait quand même cinquante francs, gagnés quasiment sans aucun risque. Une belle association de mâles fêteurs !
Bien qu’aucun mot ne fût jamais échangé entre les croupiers et moi, ma manière d’agir dut leur apparaître conforme et même au-delà de ce qu’ils espéraient. De cet assentiment mutuel et muet naquit un pacte qui fut respecté de part et d’autre.
Je fus ensuite régulièrement invité le vendredi soir à la table de chemin de fer et fis ainsi la connaissance du directeur du casino, un jeune très sympathique qui devint assez rapidement l’un de mes compagnons de soirées de célibataire. Au bout de quelques semaines, avec l’air de ne pas y toucher, il fit allusion à une réputation qui courait sur ma personne selon laquelle je gagnais presque toujours à la boule, et il me demanda en riant quel était mon secret, ma martingale. Bien sûr en toute amitié.
Alors qu’il ne l’avait jamais fait auparavant, il vint un soir inopinément me regarder jouer dans la salle de boule. Il demeura près de moi pendant tout le temps où je jouais, animant les bribes d’une conversation badine, pendant que ses yeux, d’ordinaire rieurs, avaient ce soir-là un côté plutôt fureteur. Il était clair qu’il était là pour surveiller et surtout donner un avertissement sans frais à l’équipe de croupiers, puisqu’il ne pouvait pas vraiment prouver la triche. Ce soir-là, je ne gagnai pas et le directeur me dit en riant qu’il avait certainement dû me porter la poisse. Mais les regards échangés entre les croupiers et moi, surtout avec mon bonhomme de la Goulette, me firent vite comprendre que notre manège risquait d’être découvert, que nous n’étions plus en sécurité et que ce soir sonnait le glas de notre sympathique, mais surtout lucrative, coopération.