Extrait : Le croupier de la Goulette
Au casino de Besançon, il y avait une salle où se tenait la boule, avec, comme d’habitude,
neuf numéros et le zéro, mais avec une seule rangée de trous, alors que par la suite, il y eut
deux rangées de trous avec les numéros en quinconce, sans doute en raison des événements
que je vais évoquer et qui durent se produire un peu trop souvent ici ou là. Je sympathisai vite
avec un croupier brun de peau et à l’air familier, dont j’appris rapidement qu’il était juif et
tunisien, de la Goulette exactement.
Une coïncidence fort opportune, comme le prouva la suite. Lors de l’une de mes premières
parties, je me trouvai près de ce croupier lorsqu’il lança la boule. Je l’entendis assez
distinctement prononcer, bien qu’il le soufflât très bas, le mot « Khamsa », qui veut dire cinq
en arabe. Comme je lui demandai de répéter, il me répondit en prenant l’air étonné, mais d’un
ton trop finaud pour être sincère qu’il n’avait rien dit. Les tunes sont censés avoir l’esprit
rapide. Donc, je m’empressai de miser sur le cinq avant qu’il ne déclare : « Les jeux sont faits,
rien ne va plus ». Et le cinq sortit.
Ce fut le début d’une période faste pour moi. Pour les croupiers aussi, puisqu’ils font
caisse commune pour les pourboires. En effet, je misais bien entendu avant l’envoi de la
boule, sur deux numéros rapprochés pour limiter les risques d’erreur et, lorsque je gagnai,
par exemple quatre-vingt-dix francs après avoir misé deux fois dix francs, au lieu de donner,
comme tout le monde en pareil cas, deux ou trois francs aux croupiers, je donnais vingt
francs, une générosité qui n’était pas sans surprendre les autres joueurs présents. Il me restait
quand même cinquante francs, gagnés quasiment sans aucun risque. Une belle association de
mâles fêteurs !
Bien qu’aucun mot ne fût jamais échangé entre les croupiers et moi, ma manière d’agir dut
leur apparaître conforme et même au-delà de ce qu’ils espéraient. De cet assentiment mutuel
et muet naquit un pacte qui fut respecté de part et d’autre.
Je fus ensuite régulièrement invité le vendredi soir à la table de chemin de fer et fis ainsi la
connaissance du directeur du casino, un jeune très sympathique qui devint assez rapidement
l’un de mes compagnons de soirées de célibataire. Au bout de quelques semaines, avec l’air
de ne pas y toucher, il fit allusion à une réputation qui courait sur ma personne selon laquelle
je gagnais presque toujours à la boule, et il me demanda en riant quel était mon secret, ma
martingale. Bien sûr en toute amitié.
Alors qu’il ne l’avait jamais fait auparavant, il vint un soir inopinément me regarder jouer
dans la salle de boule. Il demeura près de moi pendant tout le temps où je jouais, animant
les bribes d’une conversation badine, pendant que ses yeux, d’ordinaire rieurs, avaient ce
soir-là un côté plutôt fureteur. Il était clair qu’il était là pour surveiller et surtout donner un
avertissement sans frais à l’équipe de croupiers, puisqu’il ne pouvait pas vraiment prouver
la triche. Ce soir-là, je ne gagnai pas et le directeur me dit en riant qu’il avait certainement
dû me porter la poisse. Mais les regards échangés entre les croupiers et moi, surtout avec
mon bonhomme de la Goulette, me firent vite comprendre que notre manège risquait
d’être découvert, que nous n’étions plus en sécurité et que ce soir sonnait le glas de notre
sympathique, mais surtout lucrative, coopération.